Cinquième partie

C’était en direct, le public le savait  – il était écrit « direct » dans le coin de l’écran.

« Concentration » atteignit l’audience absolue : cent pour cent de la population. L’émission fut regardée par tout le monde, à la lettre. Les aveugles, les sourds, les anachorètes, les religieux, les poètes des rues, les petits enfants, les jeunes mariés, les animaux de compagnie  – même les chaînes de télévision concurrentes avaient interrompu leurs programmes, afin que leurs animateurs puissent voir l’émission.

Les hommes politiques, devant leur poste, secouaient la tête de désespoir en disant :

— C’est terrible. Nous aurions dû intervenir.

Dans les bars, les gens à demi affalés sur le zinc diagnostiquaient, les yeux rivés à l’écran :

— Elle va y passer, moi je dis. C’est dégueulasse. Pourquoi les politiciens ont laissé faire ? Y avait qu’à interdire ce genre de saleté. Y a plus de moralité à la tête de l’État, c’est tout ce que j’ai à dire.

Les bien-pensants pensaient tout haut leur bien, la tête inclinée avec tristesse en direction du poste :

— Quelle souffrance ! Quel jour noir pour l’humanité ! Nous n’avons pas le droit de ne pas regarder ça : il faudra témoigner pour tant d’horreur, il faudra rendre des comptes. À ce moment-là, nous ne dirons pas que nous n’étions pas là.

Dans les prisons, les détenus regardaient et persiflaient :

— Et dire que c’est nous, les hors-la-loi ! C’est nous qu’on met en taule, et pas les organisateurs de cette merde.

Mais ils regardaient.

Les amoureux candides, blottis l’un contre l’autre dans des lits douillets, avaient installé le poste à leur chevet.

— Regarde comme nous sommes étrangers à ce monde ignoble ! L’amour nous protège !

La veille, chacun avait profité d’un petit besoin de l’autre pour s’emparer de la télécommande et voter en tapotant.

Les carmélites, en silence, regardaient.

Les parents montraient l’émission aux enfants, pour leur expliquer que c’était ça, le mal.

Dans les hôpitaux, les malades regardaient, considérant sans doute leur pathologie comme une exemption de culpabilité.

Le sommet de l’hypocrisie fut atteint par ceux qui n’avaient pas la télévision, s’invitaient chez leurs voisins pour regarder « Concentration » et s’indignaient :

— Quand je vois ça, je suis content de ne pas avoir la télévision !

 

 

Au moment de l’appel, Pannonique remarqua l’absence de la kapo Zdena.

« Elle m’a abandonnée, pensa-t-elle. J’ai perdu. Je suis perdue. »

Elle respira un grand coup. L’air qui lui entra dans la poitrine lui sembla contenir des bris de verre.

Le kapo Jan marcha au-devant des prisonniers, s’immobilisa, ouvrit l’enveloppe et clama :

— Les condamnées du jour sont CKZ 114 et MDA 802.

La stupeur passée, Pannonique s’avança d’un pas et déclara :

— Spectateurs, vous êtes des porcs !

Elle s’arrêta un instant pour calmer son cœur qui battait trop fort. Les caméras se braquèrent sur celle qui haletait de colère. Ses yeux étaient devenus une fontaine de haine. Elle continua :

— Vous faites le mal en toute impunité ! Et même le mal, vous le faites mal !

Elle cracha par terre et poursuivit :

— Vous croyez être en position de force parce que vous nous voyez et que nous ne vous voyons pas. Vous vous trompez : je vous vois ! Regardez mon œil, vous y lirez tant de mépris que vous en aurez la preuve : je vous vois ! Je vois ceux qui nous regardent bêtement, je vois aussi ceux qui croient nous regarder intelligemment, ceux qui disent : « Je regarde pour voir jusqu’où les autres s’abaissent » et qui, ce faisant, tombent plus bas qu’eux ! L’œil était dans la télévision et vous regardait ! Vous allez me voir mourir en sachant que je vous vois !

MDA 802 pleurait :

— Arrêtez, Pannonique. Vous vous êtes trompée.

Pannonique pensa que MDA 802 allait mourir par sa faute. Elle eut honte et se tut.

 

 

Dans la salle aux quatre-vingt-quinze écrans, les organisateurs regardaient la scène avec ravissement.

— Il faut reconnaître que c’est une vedette : l’audience absolue, ça n’avait jamais existé, même le 21 juillet 1969 aux États-Unis. À votre avis, pourquoi est-ce elle qui l’obtient ?

— Les gens la prennent pour le symbole du bien, de la beauté, de la pureté, toutes ces fadaises. Le combat entre le bien et le mal, ils adorent. Alors le clou du spectacle, c’est la pureté exécutée par le vice ! L’innocence livrée au supplice !

— C’est parce qu’elle est belle, tout simplement. Elle aurait été moche, personne ne se serait soucié d’elle.

— Rien n’a changé depuis Pâris, dit une ordure lettrée. Entre Héra, Athéna et Aphrodite, c’est la dernière qui est choisie.

 

 

L’élue marchait gravement au-devant de son supplice, en compagnie de MDA 802 – » l’amie que je n’ai pas sauvée », se morfondait Pannonique, ajoutant la culpabilité à la somme de ses souffrances.

EPJ 327 se traitait de tous les noms : « Tu vas la laisser mourir sans rien essayer, même pas par lâcheté  – quelle impuissance ! Si seulement je pouvais détruire les caméras qui montreront son agonie ! Si seulement je pouvais sauver sa mort, à défaut de sauver sa vie ! Je l’aime et ça ne sert à rien ! »

Il avança d’un pas et hurla :

— Spectateurs, régalez-vous ! Vous avez condamné à mort le sel de la terre et, à présent, vous allez voir mourir celle que vous auriez voulu être ou celle que vous auriez voulu avoir ! Vous avez besoin qu’elle disparaisse parce qu’elle est votre contraire : elle est aussi pleine que vous êtes vides ! Si vous n’étiez pas de tels néants, vous ne trouveriez pas intolérable l’existence de celle qui a de la substance ! Une émission telle que « Concentration » est le miroir de votre vie et c’est par narcissisme que vous êtes si nombreux à la regarder !

EPJ 327 s’arrêta quand il s’aperçut que personne ne s’intéressait à lui ni ne l’écoutait.

La kapo Zdena était réapparue : elle avait ramené sur l’esplanade les deux condamnées et leur escorte. Elle posa par terre une partie des bocaux de verre dont ses bras étaient chargés. Elle en garda un dans chaque main et les brandit.

— Ça suffit, maintenant ! C’est moi qui commande ici ! J’ai entre mes doigts assez de cocktails Molotov pour vous tuer tous, je peux détruire le camp entier ! Si quelqu’un tente de me tirer dessus, je les balance et tout le monde explose !

Elle se tut avec une délectation évidente, consciente d’avoir les caméras braquées sur elle. Plusieurs organisateurs déboulèrent sur le plateau en courant, avec des haut-parleurs.

— Je vous attendais, leur dit-elle en souriant.

— Allons, Zdena, tu vas déposer ça par terre et venir discuter avec nous, déclara la voix paternaliste d’un chef.

— Dites donc, gueula-t-elle, je m’appelle kapo Zdena, et on me vouvoie, d’accord ? Je vous rappelle que le cocktail Molotov explose quand le verre se brise !

— Quelles sont vos exigences, kapo Zdena ? reprit la voix intimidée dans le haut-parleur.

— Je n’ai pas d’exigences, je donne des ordres, c’est moi qui commande ! Et je décide que c’est la fin de cette émission de merde ! On relâche tous les prisonniers sans exception !

— Voyons, ce n’est pas sérieux.

— C’est tellement sérieux que j’en appelle aux dirigeants de cette nation ! Et à l’armée.

— L’armée ?

— Oui, l’armée ! Il y a bien une armée dans ce pays. Que le chef de l’État m’envoie l’armée, et on oubliera peut-être qu’il s’est tourné les pouces pendant que les détenus crevaient.

— Qui nous dit que ce sont de vrais cocktails Molotov, entre vos mains ?

— L’odeur ! dit-elle avec un large sourire.

Elle ouvrit l’un des bocaux. Cela empesta l’essence et d’autres odeurs délétères encore plus pénibles. Les gens se mirent une main sur le nez. Zdena reboucha le bocal et clama :

— J’aime ce mélange d’essence, d’acide sulfurique et de potasse, mais on dirait que vous ne partagez pas mes goûts.

— Vous bluffez, kapo Zdena ! Comment auriez-vous pu vous procurer de l’acide sulfurique ?

— Une vieille batterie de camion en contient bien assez. Et ce ne sont pas les camions qui manquent, au camp.

— Un spécialiste me dit à l’oreille que le liquide du fond devrait être brun-rouge et non rouge foncé comme celui que vous détenez...

— Je me ferai une joie de le lui faire tester, histoire qu’il me dise s’il s’est transformé en puzzle de façon orthodoxe. C’est joli, hein, un cocktail Molotov ? Ces liquides si différents et qui ne se mélangent pas... Il suffirait que ça entre en contact avec le chiffon imbibé de potasse et boum !

La kapo Zdena était à son affaire. Elle jouait le rôle de sa vie, elle jubilait.

Pannonique la regardait en souriant.

Quand l’armée encercla le lieu du tournage de « Concentration », les kapos ouvrirent les portes. Les équipes de toutes les chaînes de télévision filmèrent le cortège des prisonniers maigres et stupéfaits qui en sortirent.

Le ministre de la Défense entra avec enthousiasme et voulut serrer la main de la kapo Zdena. Celle-ci ne lâcha pas ses bocaux de verre et déclara qu’elle exigeait un accord écrit.

— Quoi donc ? demanda le ministre. Un traité ?

— Disons un contrat, qui stipulera votre intervention chaque fois que la télévision voudra refaire une émission de ce genre.

— Il n’y aura plus jamais d’émission de ce genre ! protesta l’homme d’État.

— Oui, oui. Mais on n’est jamais trop prudent, répondit-elle en montrant ses cocktails Molotov.

Le contrat fut aussitôt rédigé par le secrétaire du ministre. La kapo Zdena ne déposa l’un des bocaux que pour signer le document, le saisir et le montrer à la caméra.

— Spectateurs, vous êtes tous témoins de l’existence de ce contrat.

Elle laissa au zoom le temps de se rapprocher et au public le temps de lire. Ensuite elle prit les bocaux entre ses bras et marcha vers Pannonique qui l’attendait.

 

 

— Vous avez été géniale, dit Pannonique tandis qu’elles sortaient ensemble du camp.

— Vraiment ? demanda Zdena d’un air avantageux.

— Il n’y a pas d’autre mot. Ne voulez-vous pas que je vous aide à porter les bocaux ? Vous risquez d’en laisser tomber un, ce serait dommage qu’ils explosent maintenant.

— Aucun danger. Il paraît qu’on trouve de l’acide sulfurique dans les vieilles batteries, mais je ne sais pas dans quelle partie.

— Le liquide rouge, qu’est-ce que c’est ?

— Du vin. Du haut-médoc. C’est tout ce que j’ai pu me procurer. Je n’ai pas imbibé les chiffons de potasse, mais c’est de la vraie essence, pour l’odeur.

— Vous avez été fantastique.

— Est-ce que ça change quelque chose entre toi et moi ?

— Jusqu’à présent, j’avais à votre sujet une intuition. Désormais, c’est une certitude.

— Concrètement, ça donne quoi ?

— Ça ne change rien à nos accords.

— Rien ? Tu m’embobines, là. Sous couleur de me flatter, tu me floues !

— Non. Je m’en tiens strictement à ce que je vous avais annoncé.

— Qu’est-ce que tu me racontes ?

— Vous avez été héroïque. Vous êtes une héroïne. Que le reste de votre attitude soit à l’avenant.

— Tu te fiches de moi.

— Au contraire. Je vous estime au plus haut point, je ne supporterais pas que vous me déceviez.

— Tu essaies de m’avoir.

— Vous inversez les rôles. J’ai été honnête avec vous de bout en bout.

— J’ai accompli un miracle et j’avoue que j’en espérais autant de ta part.

— Il est là, le miracle. Ce qui subsistait en moi de mépris envers vous a disparu. Vous étiez, il faut bien le dire, ce que l’humanité avait produit de plus misérable, et vous êtes désormais ce qu’elle a produit de plus magnifique.

— Arrête. Qu’est-ce que tu t’imagines ? Je ne suis pas devenue quelqu’un d’autre, je suis toujours celle qui avait accepté avec joie d’être kapo dans cette émission.

— Ce n’est pas vrai. Vous avez profondément changé.

— C’est faux ! Tout ce que j’ai fait, c’est pour t’avoir. Ça m’est égal, d’être quelqu’un de bien. L’unique chose qui compte pour moi, c’est de t’avoir. Rien n’a changé en moi.

— Regrettez-vous d’avoir été formidable ?

— Non. Mais je ne m’attendais pas à ce que ce soit pour rien.

— C’est ça, l’héroïsme : c’est pour rien.

Zdena continua à marcher en regardant par terre.

Elles traversèrent à pied des territoires vagues. C’était une Europe indéterminable. Elles marchèrent longtemps. Sur leur chemin, il y eut une bourgade.

— Allons à la gare. Tu prendras le train pour ta ville.

— Je n’ai pas d’argent.

— Je te le paierai. Je ne veux plus te voir. C’est une épreuve pour moi. Tu ne comprends pas.

Au guichet, Zdena acheta un billet à Pannonique. Elle l’accompagna sur le quai.

— Vous nous avez sauvé la vie. Vous avez sauvé l’humanité, ce qui reste d’humanité dans ce monde.

— Ça va, ne te crois pas obligée.

— Il n’en est rien. Il faut que je vous dise l’admiration et la gratitude que j’ai pour vous. C’est un besoin, Zdena. J’ai besoin de vous dire que vous êtes la rencontre la plus importante de toute mon existence.

— Attends. Comment as-tu dit ?

— ... la rencontre la plus importante...

— Non. Tu m’as appelée par mon prénom.

Pannonique sourit. Elle la regarda au fond des yeux et dit :

— Je ne vous oublierai jamais, Zdena.

Celle-ci frémit des pieds à la tête.

— Vous ne m’avez toujours pas nommée, c’est ça aussi que je voulais vous dire.

Zdena inspira d’un grand coup, planta ses yeux dans ceux de la jeune fille et dit, comme on se jette dans le vide :

— Je suis heureuse de savoir que tu existes, Pannonique.

Ce que Zdena ressentit à cet instant-là, Pannonique n’en vit que l’onde indicible qui traversait Zdena. Elle monta aussitôt dans le train qui partit.

 

 

Éberluée, Zdena reprit sa longue marche vers le hasard. Elle ne cessait de repenser à ce qui s’était passé.

Soudain, elle s’aperçut qu’elle n’avait toujours pas lâché les ersatz de cocktails Molotov.

Elle s’assit au bord du chemin et considéra l’un des bocaux. « Cette essence et ce vin incapables de se mélanger, l’un qui surnagera l’autre, quoi qu’il arrive, ça me rappelle quelque chose. Je ne veux pas savoir laquelle de nous était l’essence ni laquelle le vin. »

Elle déposa le bocal et crut exploser d’amertume. « Tu ne m’as rien donné et je souffre ! Je t’ai sauvée et tu me laisses crever de faim ! Et j’aurai faim jusqu’à ma mort ! Et tu trouves ça juste ! »

Alors elle saisit les bocaux et les jeta contre un arbre, avec l’énergie de son indignation. Les bouteilles se brisèrent les unes après les autres, les liquides ne se mêlèrent pas mais Zdena vit que l’essence et le vin étaient absorbés par la même terre. Elle en conçut une sorte d’exaltation et jubila comme une illuminée : « Tu m’as donné mieux que tout ! Et ce que tu m’as donné, personne ne l’a jamais donné à personne ! »

De retour au Jardin des Plantes où toute cette histoire avait commencé, Pannonique remarqua EPJ 327 assis sur un banc. Il semblait l’attendre.

— Comment m’avez-vous retrouvée ?

— La paléontologie...

Elle ne sut quoi lui dire.

— J’avais besoin que vous sachiez ceci : je m’appelle Pietro Livi.

— Pietro Livi, répéta-t-elle, consciente de l’importance de cette révélation.

— J’avais mal jugé Zdena. C’est vous qui aviez raison. Cependant, c’est à vous que revient le mérite de ce qui s’est passé : vous et vous seule étiez capable de retourner cet être.

— Qu’en savez-vous ? demanda-t-elle avec un peu d’agacement.

— Je le sais parce que je l’ai vécu et parce que je le vis. J’avais d’autant plus tort de mépriser Zdena que j’en suis très proche. Comme elle, je ne cesse de penser à vous.

Elle s’assit à côté de lui sur le banc. Elle se sentit soudain heureuse qu’il soit là.

— J’ai besoin de vous, moi aussi, dit-elle. Un fossé me sépare désormais des autres. Ils ne savent pas, ils ne comprennent pas. Je me réveille au milieu de la nuit, haletante d’angoisse. Et j’ai honte, souvent, d’avoir survécu.

— Je croirais m’entendre.

— Quand la culpabilité est trop forte, je pense à Zdena, au miracle qu’elle a accompli pour nous. Je me dis que je dois me montrer digne d’elle, être à la hauteur de ce cadeau.

Pietro Livi fronça les sourcils.

— Ma vie a profondément changé depuis Zdena, continua-t-elle.

— Vous n’étudiez plus la paléontologie ?

— Si, autant terminer ce qu’on a commencé. Mais maintenant, chaque fois que je rencontre une nouvelle personne, je lui demande son nom et je répète ce nom à haute voix.

— Je comprends.

— Ce n’est pas tout. J’ai décidé de rendre les gens heureux.

— Ah, dit Pietro Livi, consterné à l’idée de voir la sublime Pannonique se lancer dans la bienfaisance. Cela consiste en quoi ? Vous allez devenir dame d’œuvres ?

— Non. J’apprends le violoncelle.

Il rit de soulagement.

— Le violoncelle ! C’est magnifique. Et pourquoi le violoncelle ?

— Parce que c’est l’instrument qui ressemble le plus à la voix humaine.